LA LANGUE BRETONNE : HISTOIRE ET GRAPHIES


« Il y a une position que la plupart des langues ont adoptée, [c'est] de puiser dans la vieille langue. C'est ce qu'a fait le français en redonnant vie à des milliers de mots du latin, la langue mère. Tous les mots en -tion sont des réemprunts savants. L'indifférence à l'égard de l'histoire du breton a fait que l'on condamne trop souvent à une mort définitive des termes ou des tournures qui vivaient encore au 19ème siècle quand la langue, parlée par une masse de monolingues, n'offrait pas l’aspect d'une mosaïque de parlers, de plus en plus créolisés par des bilingues.

Mais il faut avouer que certaines théories modernes découragent de l'étude comparée des langues. On veut étudier la langue d'un groupe restreint, en élevant des murs entre ce parler et les parlers les plus voisins, entre l'état actuel de la langue et le passé le plus proche, au nom d'une synchronie sacrée, alors que foires, pardons, marchés, mariages, voyages, entretenaient jusqu'il y a peu, la connaissance de formes multiples par le même locuteur.

C'est depuis trente ans seulement que l'atomisation s'est accélérée, avec la disparition rapide de la conscience des formes communes chez les locuteurs pré-terminaux et terminaux actuels, dont le breton n'est qu'un reflet déformé de ce que l'on entendait avant la guerre chez les nombreux monolingues. C'est le triste privilège de l'âge de s'en souvenir et de savoir que la « synchronie » n'existe que dans l'imagination des théoriciens. »


Léon FLEURIOT, directeur d'études à l'École Pratique des Hautes Études

in An Teodeg, 69-70 (1982), p. 18-20.

On divise généralement l'histoire de la langue bretonne en trois périodes :

I. - Le VIEUX-BRETON (5ème – 10ème siècles)

La langue connaissait une véritable unité (L. FLEURIOT, Eléments d'une grammaire, Paris 1964, p. 10) en son sein et avec les autres langues brittoniques - vieux-gallois et vieux-cornique : unius linguae, unius natione, disait-on alors.

La graphie du vieux-breton - comme des autres langues brittoniques -, héritage de l'Eglise celtique primitive, était basée sur l'alphabet latin et est restée identique durant toute la période (nonobstant l'évolution des sons) (K. JACKSON, Language and History in early Britain, Edinburgh 1953, p. 61).

Le système phonétique du breton était plus riche que celui du latin. Les langues brittoniques ont dû innover ; ainsi, notre C’H est noté C, CH, parfois H. Les phonèmes /ð/ et /‌θ/ (th doux et dur de l'anglais) sont notés th, t, d, parfois h. Le u servira à noter aussi bien ou /u/ que u /y/, parfois eu /ø/.
Les mutations ne sont notées que très rarement.

Les invasions normandes déstabilisèrent le pays : Vannes est incendié en 920 ; les hommes du Nord dévastent toute la Bretagne pendant un siècle, l'occupation totale du pays dure de 915 à 935, entraînant l'exode des moines (ainsi saint Samson est-il toujours honoré près de Rouen, saint Tugdual à Angers, saint Patern à Déols...). Les ducs étaient moins puissants que les rois. Le duché fut d'ailleurs gouverné par la famille de Dreux, ce qui n'empêcha pas les ducs d'être de farouches défenseurs de l'indépendance nationale.

L'organisation politique et sociale fut longue à restaurer. Nombre de manuscrits - tant latins que bretons - ont disparu. La noblesse se romanise - avant de se franciser.

II. - Le MOYEN-BRETON (12ème siècle - 1650)

Le moyen-breton sera marqué par l'appauvrissement du système phonétique, les fractures dialectales, l'influence du roman.

Le vocabulaire du vieux-breton était très riche en termes de grammaire, de mathématiques, de théâtre... Les mots abstraits en général se verront remplacés peu à peu par des mots d'origine française. Les échanges seront nombreux entre le roman de haute Bretagne et le breton (dans les deux sens).

C'est surtout dans la graphie que le moyen-breton va se différencier. Les notations françaises ou, u, eu /u y ø/ rendent le u unique de la langue ancienne. Le th est progressivement abandonné au profit de z ou tz ; il est parfois - déjà - noté zh. Le /ð/ (th doux) est noté z, alors que notre z commun à tous les dialectes est noté s. Le son /s/ est noté s à l'initiale, ss entre voyelles (comme en français). Les lettres c et qu sont communes pour rendre notre k actuel.

Les mutations ne sont encore pas notées en règle générale. La riche versification (commune aux langues celtiques) permet de les retrouver.

Sans entrer dans les détails, on pourra noter le digraphe ff pour rendre le phonème spécial /-v/. Ce signe se retrouve encore souvent dans nos noms de famille : Le Derff an derv, « le chêne », Le Hénaff = an henañ, « l'ancien »... Sa prononciation s'est transformée ; on entend généralement /o/ en Léon, /f/ ou /v/ en Goelo, /‌ɥ/ (w labial) en vannetais, il a parfois disparu en Cornouaille ; seul le Trégor a conservé /w/.

C'est au cours de cette période que plusieurs fractures ont causé la dialectalisation de la langue. H. D'ARBOIS DE JUBAINVILLE, Études grammaticales sur les langues celtiques, Paris 1881, p. 44*, donnait l'exemple du toponyme vannetais noté Pen an garzo en 1562 et Pen an garhou en 1572 (Br. moderne : Penn ar garzhoù, « le bout des haies »). Dès le 15e siècle, on trouve Le Liorho pour liorzhoù, « jardins », à Baden. La langue écrite conservait encore la notation standard, alors que l'ancien /ð/ était devenu /x/ [c’h] dans le pays de Vannes. Cette évolution « was beginning in the 15th century », écrit Kenneth JACKSON, Historical Phonology of Breton. 683sq. En vérité, elle avait dû débuter - à l'est du dialecte du moins - dès la fin de la guerre de succession de Bretagne (1341-1364); époque à laquelle l'accent commence à remonter sur l'avant-dernière syllabe dans les dialectes KLT (alors que, dans la partie centrale nord-sud, il passa sur la première) ; le haut-vamnetais est le seul dialecte à avoir conservé l'accent ancien.

III. - Le BRETON MODERNE

Il conviendrait de le diviser en plusieurs périodes.

- En 1659, le P. MAUNOIR (1606-1683) publiait son Sacré Collège de Iésus dans une nouvelle orthographe, celle du moyen breton lui paraissant désormais insatisfaisante. Les rares textes qui nous sont parvenus montrent que, dès le début du 16ème siècle, suite aux ravages causés par les guerres de la Ligue, faisant suite à la perte de l'indépendance et donc de l'unité nationale, le breton s'était très rapidement morcelé. Les dialectes et sous-dialectes étaient déjà ceux que nous connaissons de nos jours.

On peut déjà se poser la question de savoir s'il convenait de réformer une orthographe standard qui maintenait l'unité de la langue. Le P. MAUNOIR a codifié les variantes dialectales, créant ainsi les orthographes des évêchés de Quimper (K) et de Léon (L), mais a précipité le déclin de la langue. Il s'agissait d'ailleurs plus d'entériner ces variantes que de créer une nouvelle orthographe. Toutefois, il faisait disparaître, en particulier, la distinction entre /ð/ /‌θ/ et /z/, notés unanimement par z.

Les diocèses ont conservé jusqu'à nos jours une orthographe spécifique que certains - même non-chrétiens - souhaitent encore maintenir !

Le diocèse de Vannes avait été le premier à changer radicalement l'orthographe du moyen-breton. Ses graphies particulières, au travers de plusieurs modifications, ont subsisté jusqu'à nos jours.

L'orthographe « anarchique » du P. MAUNOIR - utilisant les complexités du français (ex. c et qu pour notre k) - fut revue en bas-Léon (L) par Le GONIDEC (1775-1838). Influencé par le système graphique relativement simple de l'allemand et par celui, aussi simple, du gallois, il introduisit le k et maintint le g dur en toutes positions (ex. gad, « lièvre », ger [gér] « mot »), que nous avons conservés. ll n'a pas été suivi pour l'utilisation de l (l souligné ; notre (i)lh] et de ñ tilde ; notre gn] ; par contre son n̄, n surligné] a été remplacé par ñ pour marquer les voyelles nasales (ex. bleuñv « fleurs »).

Les diocèses de Cornouaille (K) et de Tréguier (T) adaptèrent cette orthographe à leurs particularismes locaux. Il fallut attendre 1907 pour que naisse l'orthographe dite KLT - KLT indiquant une orthographe et non un dialecte ! - qui n'était désormais plus diocésaine - ; le dialecte du Goelo, distinct en particulier par l'accent sur la première syllabe, n'a jamais connu de graphie propre.

L'école de Gwalarn fit entrer la langue dans la modernité et apporta quelques simplifications. Le KLT écrivait gant, evit, mat (adjectif) devant une consonne, mais gand, evid, mad (adjectif) devant une voyelle ; Gwalarn ne conserva que les premières formes. Gwalarn prépara l'unification complète en introduisant les richesses du vannetais (vocabulaire, formes, constructions).

En ce qui concerne le vannetais, LE JOUBIOUX (1808-1888), natif de l'île d'Arz, en simplifia les graphies en utilisant k et g comme LE GONIDEC et en remplaçant la notation de /‌ɥ/, jadis hüe (!) par ù. Loeiz HERRIEU rapprocha, par petites réformes discrètes, l'orthographe du vannetais écrit des autres dialectes et du bas-vannetais. On ne saurait oublier que, langue diocésaine, elle était basée sur les parlers de l'extrême sud-est (environs de Vannes). On écrivait brér (L. HERRIEU : breur), au contraire du reste du domaine bretonnant. Tandis que le KLT maintenait des graphies extrémistes du bas-Léon (pounner, ploum...), le vannetais perpétuait des graphies correspondant à des prononciations locales (aveit en regard du bas-vannetais /a‌ɥiD/ ; fari, pour l'unifié fazi, alors que l'on entend également /f‌ɑj/ et /f‌ɑdi/ ; pear, alors que /poar/ (pevar) est le plus commun dans l'ensemble du dialecte.

Les graphies contemporaines :

- L'orthographe unifiée, dite peurunvan

En 1941, devant la certitude de l'introduction de la langue à l'école, les écrivains s'entendirent pour une orthographe unifiée. C'est ainsi que KLT maro, V. marù, devint marv ; piou, più, devint piv. Certains diront que *marw, *piw eurent été préférables ; toutefois, le petit dialecte du Goëlo prononce /marf pif/.

La marque la plus importante est l'utilisation du digraphe zh pour unir le z du KLT et le h du vannetais. Les opposants ont voulu y voir une influence allemande (comprenez nazi !). Or, nous avons vu que le graphème zh existait en moyen-breton. Il existe également en anglais, mais pour le son /‌ʒ/ (j). Les abbés GUILLEVIC et LE GOFF (auteurs d'une méthode d'enseignement du vannetais) avaient proposé zh dès le début du siècle ; Y. AR GOW, de son côté, suggéra hz. À la suite d'une réunion à Vannes, en 1936, une proposition fut rédigée, qui utilise déjà le zh, et est signée de R. HEMON, L. HERRIEU, LANGLEIZ. Le 3 novembre 1938, les Vannetais demandent l'application de l'orthographe unifiée ; signé : LE BARON, PRIELLEC, COËTMEUR, LE GOFF, LE MARECHAL, MARY, AUDIC, LE NESTOUR, L. HERRIEU, LE DIBERDER.

- L'orthographe universitaire

Dès 1953 (Annales de Bretagne 60, pp. 48-77), le chanoine F. FALC’HUN proposa une orthographe plus léonarde et plus proche du... français pour s'opposer au peurunvan, "né sous influence allemande ". Sa proposition fut modifiée par quelques " experts " et aboutit à l'orthographe dite universitaire (1955), qui fut principalement utilisée par le clergé et les communistes de Cornouaille et de Léon. Elle n'a d'ailleurs pas été suivie de façon unanime par les écrivains (cf. différences notables entre Visant SEITÉ, P.-Jakez HELIAS et ROH-VUR). Très rares ont été les écrivains du Trégor à utiliser cette « réforme ».

Le vannetais s'aligna sur l'orthographe universitaire en modifiant très légèrement le système de Loeiz HERRIEU (introduction du w - que le chanoine MARY avait déjà utilisé dans sa Grammaire ; consonnes finales douces ged, aveid, glaz, au lieu de get, aveit en regard de gant, evit, glas). Cette orthographe n'a guère servie que dans de rares (ré)éditions (Ar en deulin de KALLOC’H ; Dasson ur galon de Loeiz HERRIEU) et publications liturgiques ; la plupart des écrivains contemporains du vannetais (LANGLEIZ, Sten KIDNA, ABENNEZ) ont donné leurs écrits en peurunvan.

- L'orthographe interdialectale (etrerannyezhel)

C'est avec l'Assimil (1975) qu'apparaît une troisième orthographe, censée mettre les deux autres d'accord. Per DENEZ avait lancé des réunions à Carhaix en vue d'une entente entre les tenants de l'une et de l'autre système en présence. Les " grandes " réformes avaient été votées :

  • zh ;
  • (i)lh au lieu du de l'universitaire (qui confondait dillad /di‌ʎad /kõntili/) ;
  • w au lieu du v léonard (piw, marw, tewel) ;
  • consonnes finales douces (gand, ewid...) ;
  • distinction entre s (prononcé /z/ partout) et z (/z/ ne subsistant plus qu'en Léon) ;
  • introduction du ss /s/, comme en moyen-breton (plassenn, tress).

On peut se demander pourquoi ce système - relevant d'une plus grande rigueur scientifique que les autres - n'a pas été généralement reçu. A peu de choses près, il reprenait les propositions convergentes de G BERTHOU-KERVERZHIOÙ, Alan RAUDE et O. MORDREL. Pour être complet, mentionnons Jules LE ROUX qui, dans son Roman de Peredur, avait pour sa part, réactualisé, dès 1923, l'orthographe du moyen-breton. Tous ces experts n'ont pas été suivis.

J'avais moi-même dit à F. MORVANNOU (l'auteur de l’Assimil) que, s'il lançait cette nouvelle orthographe, il fallait aussitôt fonder une maison d'édition et publier un maximum d'ouvrages. Le peurunvan publiait 95 % des éditions bretonnes. La naissance de Diwan, qui préconisa le peurunvan, a encore fait augmenter ce pourcentage et rares restent les publications dans les autres graphies.

De toute façon, il était sans doute trop tard. Les grandes réformes des systèmes graphiques d'autres langues furent achevées avant guerre ou aussitôt après.

Il est un esprit qui différencie les tenants des deux orthographes récentes de ceux du KLTG - bien qu'actuellement certains des écrivains de celle-ci - mauvais disciples de Roparz HEMON - relèvent plutôt des deux autres : il s'agit de la vision de la langue moderne.

Ayant eu ses lettrés jusqu'au 16e siècle, la littérature bretonne s'est contentée d'ouvrages de dévotion, écrits dans une langue pauvre et francisée, depuis 1650 jusqu'au début de ce siècle. Parallèlement, les grammairiens Grégoire de ROSTRENEN et Dom LE PELLETIER (1663-1733), redonnèrent un sens classique au breton et réintroduisirent des mots anciens. Ils furent suivis par LE GONIDEC, F. VALLÉE (1860-1949), R. HEMON (1900-1980), en particulier.

Les adeptes des orthographes universitaire et interdialectale veulent, pour la plupart, s'en tenir à la langue populaire, qualifiée de sabir par ma propre mère (1906-1996). Les générations nées avant 1914 utilisaient encore razh (et holl), trugarez... Les jeunes ne connaissent plus que tout et mersi - auquel on ajoute bras... pour faire plus breton ! On peut comparer l'alsacien actuel qui, pour se démarquer de l'allemand, dit aussi /"m‌ɛrsi/ - mais de quoi veut-on se démarquer en breton ? ‌

L'école de Gwalarn avait déjà réintroduit des termes anciens inutilisés depuis le moyen-breton (poell, meiz...) et composé de nombreux néologismes. Y.-B. KALLOC’H étaient de ceux qui avaient ouvert la voie en reprenant le moyen-breton diougan, au sens de « prophétie » (alors que, dialectalement, il ne signifiait plus que « présage, annonce (de pluie) », le vieux-breton dihuz, « consolation », inconnu des textes depuis mille ans. L. HERRIEU a emprunté plusieurs termes au gallois (anien, awen, delwenn...).

F. VALLÉE a codifié l'usage des préfixes et des suffixes dont notre langue est parmi les plus riches.
Les lettrés ont continué d'enrichir la langue moderne pour en faire une langue apte à concurrencer les autres jusque dans leur modernité. Le problème reste de savoir si locuteurs veulent se contenter d'une langue morcelée - face à l'unification de toutes les langues littéraires - et d'un vocabulaire paysan et moyenâgeux.

Le processus de modernisation de la langue est bien engagé, à tel point que les tenants d'un breton populaire utilisent des termes anciens ou des néologismes en pensant qu'ils relèvent de la langue de toujours.

Pendant ce temps, la langue parlée continuait de se déliter : suite à la guerre de 14-18, suite à la dernière guerre, suite à l'introduction de la télévision. Les dialectes, enseignés par le catéchisme, les prières et les cantiques, connaissaient une forme classique, standard (cf. vannetais enseigné au petit séminaire). Actuellement, il n'en reste que des parlers locaux.

« Avec peine et chagrin », ainsi que je l'ai écrit au président de Dihun, j'ai pu constater que, cette année, le Festival Bro Gwened avait deux programmes, en deux graphies différentes, utilisant des termes divergents. " Quand est-ce que les Bretons acquerront du discernement ", aurait à nouveau dit Anjela DUVAL. Une orthographe est toujours un « mauvais manteau » pour une langue. Quels que soient les sentiments de cœur, les motivations intellectuelles, il convient de penser aux étudiants et surtout aux enfants. Si chaque groupe d'enseignement utilise sa propre écriture, son vocabulaire dissemblable, que deviendra le breton ‌? Il est grand temps d'y réfléchir.

« Au siècle où nous vivons, aucune langue, à plus forte raison une petite langue, ne peut se payer le luxe de deux orthographes. La chance du vannetais réside dans l'unification, dans la transposition de toutes ses richesses en langue commune. Sinon, il est condamné. Et, j'ai bien peur, tout le reste avec. » (Per Denez, Au sujet de l'orthographe bretonne, 1958).


Turiaw AR MENTEG, ospital Gwened, du 2000,
Texte renumérisé et mis en forme par An Drouizig